La montagne-maquis des commencements à la Libération (1943-1944) par Jacky Henry

 

 

 

Beaubrun-Tarentaize - culture. « Cela m'a permis d'évoquer le nazisme,  l'antisémitisme »

Connu pour avoir été une terre d’asile pour les réfugiés antifascistes et les persécutés juifs, autrement dit une « montagne-refuge », le Plateau Vivarais-Lignon fut aussi, ce qui est moins connu et beaucoup moins médiatisé, une terre de combattants pour la liberté, autrement dit « une montagne-maquis » selon la formule de l’historien François Boulet. J’évoquerai donc ce qu’elle fut, de ses commencements en 1943 à l’été 1944.

 

les trois périodes d’« une morale en action » (Laurent Douzou)

 

Avec Alya Aglan1, nous nous sommes souvenus qu’en juin 1940 la France était militairement défaite et humiliée, son régime républicain sur le point d’être aboli et remplacé par l’État français de Vichy. Pourtant, aussitôt, une poignée d'hommes et de femmes2, refusant l’inacceptable, avaient décidé de "faire quelque chose".

Cette phase pionnière fut suivie d'une lutte, longue, incertaine et périlleuse3, pour transformer cette volonté de résistance individuelle en une action collective organisée et efficace sur le territoire français.

Durant cette deuxième phase, la Résistance française, tout en ne cessant jamais d'être minoritaire dans le pays, décriée, pourchassée et martyrisée par Vichy et l’occupant nazi, s’est enracinée dans la société française et a tissé sa toile. En 1943 et 1944, poussée par l’espoir de l’ouverture d’un second front à l’ouest et dans l’attente du jour J, elle crée et développe des maquis dans les campagnes et les montagnes françaises. Elle prépare les combats de la libération avant de les mener.

Ces combats constitueront la troisième phase d’une résistance armée dont nous rappellerons pourquoi elle gagne en nombre et en capacité d’action à partir de l’année 1943 avec l’implantation et la croissance des maquis. Nous soulignerons également leur répression , enfin, leur participation aux combats libérateurs de l’été 1944. Bref, nous montrerons comment, ici, en Vivarais-Lignon, la montagne-refuge qui protège est devenue « une montagne- maquis » qui libère.

 

I La résistance combattante sur le Plateau Vivarais Li­gnon

la montagne-maquis (1943-1944) qui libère

Les trois facteurs décisifs

Trois facteurs vont donner un élan décisif à la résistance en armes, ici sur le Plateau Vivarais-Lignon, comme ailleurs, à partir de 1943.

D’une part, le débarquement allié4 en Afrique du Nord le 8 novembre 1942. Celui-ci a pour conséquence immédiate l’occupation totale du territoire français par les Allemands. Ils franchissent la ligne de démarcation au mépris de l’armistice qui coupait la France en deux depuis l’été 1940. La fiction d’un État Français vichyste souverain a désormais vécu.

La Haute-Loire n’est plus en « zone libre » : 600 militaires allemands environ casernent au Puy-en-Velay. Le plateau Vivarais-Lignon, distant d’une cinquantaine de kilomètres de la préfecture de la Haute-Loire, va désormais vivre lui aussi à l’heure allemande. En décembre 1942, au Chambon-sur-Lignon, la pension de famille « Le clos gentil », le « Central hôtel » et l’« hôtel du Lignon »5, sont réquisitionnés par l’occupant pour loger et nourrir des officiers et des soldats ;

D’autre part, la politique de la « relève » instituée le 22 juin 1942 par Pierre Laval, prévoyant d’échanger 1 prisonnier de guerre contre 3 départs volontaires de travailleurs en Allemagne est un échec relatif. Les demandes de main-d’œuvre de l’occupant nazi pour soutenir son effort de guerre se font pressantes.

Aussi le décret du 4 septembre 1942 (Pétain) la durcit en réquisi­tionnant 250.000 travailleurs français qui partent en Allemagne ; Ceux du 16 février et du 17 mai 1943 (Laval) instaurent le Service du Travail Obligatoire ou STO. De sorte que tous les jeunes gens des villes et des cam­pagnes françaises qui ont eu 20 ans en 1940, 1941 et 1942, sont désormais contraints d’aller travailler en Allemagne (ou en France dans les entreprises œuvrant pour celle-ci) ;

Enfin, à ces mesures autoritaires et impopulaires, s’ajoutent les difficultés de la vie quotidienne des citadins et un marché noir qui enrichit les uns et appauvrit les autres. Les choix de Vichy, dictés par l’Allemagne nazie, vont rencontrer une hostilité grandissante de l’opinion .

C’est dans ce contexte que des jeunes gens réfractaires au départ forcé en Allemagne vont commencer à affluer dans les campagnes. Les uns s’y cachent dans des fermes complices, les autres, moins nombreux, prennent le maquis et vont combattre pour libérer le territoire. Les effectifs des maquis vont croître en 1943 et 1944, partout en France, comme ici.

En Vivarais-Lignon, à côté de la montagne-refuge, pacifiste, protectrice et salvatrice pour les persécutés et les réfugiés, la montagne-maquis libératrice apparaît. Son implantation aura des commencements difficiles avant de connaître un essor accéléré par l’annonce de la création prochaine d’un second front à l’ouest de l’Europe et l’espoir d’un débarquement allié.

 

Les commencements de la montagne-maquis

 

Nous porterons donc notre attention sur les débuts et l’essor de la Montagne-maquis avant que la répression se déchaîne contre elle durant l’hiver, le printemps et le début de l’été 1944 ; enfin, sur sa participation à l’action armée, qui aboutit à libérer le département de la Haute-Loire, de la Loire et de l’Ardèche dans la deuxième quinzaine du mois d’août 1944.

Si, dès février 1941, les premiers contacts s’étaient noués entre les diffé­rents mouvements de la résistance non communiste en Haute-Loire, ce n’est qu’à partir de janvier 1943 que l’organisation des Mouvements Unis de la Résistance (MUR) est mise sur pied et se dote d’un bras armé : l’Armée Secrète ou l’AS.

Les MUR fédèrent les trois mouvements résistants : Franc-tireurs, Combat, et Libération-Sud . C’est ainsi que le département de la Haute-Loire est divisé en 3 secteurs pourvus chacun d’un responsable : le secteur d’Yssingeaux, nous intéresse précisément car le Plateau Vivarais – Lignon y est inclus en partie6.

De son côté, au même moment, la résistance communiste s’organise et s’implante en Haute-Loire : les Francs-Tireurs et Partisans Français ou FTPF constituent depuis 1942 l’armée du Front National7, une organisation créée par le PCF clandestin.

Les FTPF regroupent eux-mêmes trois organisations armées : l’Organisation Spéciale, les Bataillons de la jeunesse, et les FTP-MOI (pour main d’œuvre immigrée), qu’on prononce « Moï », dont faisait partie, par exemple, le groupe de Lysak et Mélinée Manouchian, tous deux récemment entrés au Panthéon (février 2024).

AS et FTPF connaissent un essor certain à partir de l’année 1944. Ils finiront par se regrouper au sein des Forces Françaises de l’Intérieur, autrement dit les FFI, pour libérer départements,régions.et enfin l’ensemble du territoire français, avec l’aide des Alliés.

II  Implantation, croissance et actions de la Montagne Maquis  (1943-1944)

Sur le Plateau Vivarais-Lignon, où nous sommes, la Résistance crée début 1943 des maquis qui accueillent des jeunes gens réfractaires du STO et désireux de libérer leur pays, Ils les organisent et les forment au combat. Des conditions géographiques et humaines facilitent leur l’implantation et leur développement.

En effet, ce Plateau est alors une petite région rurale de 500 km² environ, située au sud-est de la Haute-Loire, à l’écart des grands centres urbains. Une population8 de 24 000 habitants y vit, dont 9000 de confession protestante, fortement concentrés dans deux communes, le Chambon/Lignon et le Mazet-St-Voy, où une tradition religieuse de résistance à l’oppression depuis le 17e siècle est restée vivace.

Ses hauts paysages recouverts de forêts de conifères, de fermes isolées ou parfois inhabitées9, de petits hameaux, offrent des possibilités, non seulement de ravitaillement, mais aussi de déplacement, de retraite et de dispersion, selon deux axes  principaux10 : les lignes de crêtes du Meygal-Lizieux-Mézenc (en haut-Velay), et celle des Boutiè­res (en haute Ardèche vivaraise).

À partir de 1943, la résistance armée commence à être présente dans l’Yssingelais ainsi que sur ce PlateauVivarais-Lignon, où trois formations maquisardes vont l’incarner: les maquis AS « Zinnia ; les maquis FTPF du « camp Wodli » ; Le maquis juif « André ».

Nous allons les évoquer successivement :



 

a) les maquis AS Zinnia de Jean Bonnissol

Au printemps 1943, en Haute-Loire, l’Armée Secrète ou l’AS, d’obédience gaulliste, crée dans l’Yssingelais quatorze maquis auxquels est donné pour nom de code, celui d’une plante, « Zinnia ». Leur principal responsable jusqu’à son arrestation en décembre 1943 est un instituteur socialiste, Jean Bonnissol.

Au début, ces 14 maquis comprennent chacun souvent 6 hommes (ou sizaine). Au fil des mois, certains en compteront une trentaine. Malgré la décision du 26/10/1943 de ne pas les augmenter au-delà de 160 pour des raisons d’intendance, la résistance manquant d’argent pour les entretenir, l’effectif total des maquis AS « Zinnia » évoluera de 126 en septembre 1943, puis de 177 en novembre, à, peut-être, le double, en 1944.

S’agissant du Plateau Vivarais-Lignon, le maquis AS Zinnia est scindé en plusieurs petites unités basées dans des lieux-dits situés dans un rayon de 10 km autour du Chambon/Lignon : les Suchas, les Chazallets, le Soutour, Champagne, Villelonge et les Pignes (situé à la limite Ardèche Haute-Loire, sur la commune de Mars).

Ces groupes de jeunes maquisards sont placés sous le commandement militaire de Pierre Fayol, un officier de réserve juif marseillais réfugié avec sa famille au Chambon-sur-Lignon, au lieu - dit la Celle, puis, près du Mazet-St-Voy, au lieu-dit le Riou.

Ils auront pour chefs directs successifs : d’abord, en mars 1943, Pierre Brès, alias « Naho », moniteur de gymnastique à l’Ecole Nouvelle Cévenole et chef des scouts unionistes protestants locaux, qui veut organiser une « école des cadres maquis »11 puis, à partir d’octobre 1943, Raoul le Boulicaut, dit « Bob », qualifié de « véritable agent de l’Intelligence Service » britannique par l’historien François Boulet12. « Bob » » dirigera, à l’été 44, en étroite collaboration avec un agent des services secrets anglo-américains (OSS//SOE), Virginia Hall , la compagnie YP (Yssingeaux-Parachutages) qui réceptionnera armes, explosifs, matériels, argent ainsi que des agents alliés et français en mission parachutés à Villelonge. De cela, Jean-Pierre Verroul et Alice Mongour-Henry nous parleront un peu plus tard.

Les maquis AS vont coexister, avec des maquis FTPF du camps Wodli et le maquis juif « André » de Joseph Bass avant de lutter ensemble sous la bannière commune des FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) .

b) Les maquis FTPF du camp «  Wodli »

Le « Camp Wodli » 13est un célèbre maquis FTPF d'Auvergne pendant la Seconde Guerre mondiale.

La décision de fonder ce maquis dans le massif forestier de la Margeride au sud- ouest de la Haute-Loire et à la limite de la Lozère, fut prise en décembre 1942 par le commandement des Francs-Tireurs et Partisans Français des zones sud.

Neuf hommes14 sont à l'origine de ce premier maquis FTPF, dénommé « Camp Wodli » (en hommage à Georges Wodli, militant communiste et syndicaliste alsacien mort sous la torture au début avril 1943 à Strasbourg). Ils seront bientôt rejoints par un second détachement d’une quinzaine d’hommes. Son dernier commandant en 1944 sera Théo Vial-Massat (1919-2013)15. (Dans les dernières années d’une vie politique bien remplie, ce dernier fera l’acquisition d’une petite maison au Chambon/Lignon, route de Lambert, où il passera de longs séjours) .

Depuis le noyau originel de ces neuf hommes au début 1943 jusqu'à la libération de Lyon en août 1944, les effectifs du Wodli progresseront jusqu’à atteindre un millier d’hommes environ16.

Présents dans les forêts du Meygal, du Lizieux, à l’ouest du plateau Vivarais-Lignon, dans celles, au sud-est, de Roche­paule (en Ardèche vivaraise proche), autour de Dunières, du Chambon-sur-lignon, ainsi que dans la montagne ardéchoise, autour de Saint-Agrève, Désaignes et Lamastre, les maquisards FTPF seront majoritaires en Haute Ardèche en 1944.

Ce que confirment les historiens Pierre Bonnaud et François Boulet. Ce dernier écrit : « À partir de juin 1944, à l’ouest, les monts Mézenc et Meygal deviennent des places fortes de l’AS en Haute-Loire qu’elles partagent avec les FTP, plus mobiles, moins bien armés et moins nombreux, tandis qu’au sud-est, la Haute-Ardèche est plutôt la place forte des FTPF. »17

En effet, depuis début 1944, de nombreux jeunes gens voulant affronter immédiatement l’ennemi sans attendre le jour J du débarquement allié sont passés de l’AS aux FTPF de l’Ardèche. Au printemps 1944, la combativité des groupes FTPF du maquis Wodli en fera la cible de la répression de l’occupant et de Vichy sur le plateau Vivarais - Lignon.

Un troisième maquis incarnera ici la résistance armée. Il s’agit du maquis « André ». Ce maquis regroupe une trentaine d’hommes souvent jeunes et d’origine étrangère. Il a la particularité d’avoir été l’un des deux seuls maquis juifs de la résistance française avec celui du Tarn.

c) La résistance juive sur le Plateau 

Du « réseau André » au maquis »André »

L’engagement dans la lutte armée a pu constituer pour des juifs entrés en résistance une réaction naturelle à l’antisémitisme actif et mortifère du régime de Vichy et de l’occupant nazi18. En France, les juifs, souvent émigrés des pays de l’Est européen, d’Allemagne et d’Autriche, seront nombreux au sein des FTP MOI, dont le groupe parisien de Lysak Manouchian, déjà cité plus haut, est l’exemple emblématique de la participation des étrangers immigrés à la résistance française.

D’autres créeront des groupes spécifiquement juifs très attachés au judaïsme et au projet sioniste de création d’un État d’Israël en Palestine après la libération.

Émigré juif lituanien, Joseph Bass (1908-1970), installé en France en 1925 depuis l’âge de 16 ans, engagé volontaire dans l’armée française en septembre 1939, crée le réseau « André » ou Groupe d’action contre la déportation des juifs.

Après les premières rafles d’août 1942 en zone sud et les déportations des Juifs étrangers, Le Réseau André19 organise leur sauvetage . Il sera actif à Marseille, à Nice, à Grenoble, à Lyon, à Saint-Étienne, à Aix-en-Provence, et sur le Plateau Vivarais - Lignon où il va devenir : le maquis André.

C’est ainsi que durant l’hiver 1943-1944, Joseph Bass, après avoir pris contact avec l’Armée Juive à Lyon, crée un maquis sur le plateau Vivarais-Lignon. Affilié aux FTPF, il est installé dans le secteur forestier de Chaumargeais, le Pin, Chomettes, les Passas, entre Tence et le Chambon-sur-Lignon.

Au sein de ce maquis, il met en place un entraînement paramilitaire en vue des combats de la Libération avec l’aide de Vera Martinez, un officier républicain espagnol, réfugié au Chambon/Lignon .

En janvier 1944, un accord est conclu avec la Résistance de Haute-Loire afin d’y intégrer son maquis. Des groupes de combat juifs sont alors constitués, un pour les jeunes et trois pour les adultes comprenant une dizaine de membres chacun.

Ces maquisards contribueront, entre le 19 et le 22 août 1944. à la libération du Puy-en-Velay, préfecture de la Haute-Loire, ainsi qu’à la reddition d’une colonne motorisée de 700 à 800 hommes, composée d’officiers et de soldats allemands accompagnés de supplétifs tatars de l’armée Vlassov et de miliciens français, lors des combats d’Estivareilles (Loire) qui parachèvent la libération des deux départements de la Haute-Loire et de la Loire.

Enfin, Joseph Bass avec ses camarades FTPF aideront la résistance ardéchoise et la 1ere DB (Division Blindée) de De Lattre de Tassigny à neutraliser plusieurs milliers de soldats allemands à Chomérac, près de Privas, à la fin août 194420.

Si l’implantation de ces trois formations maquisardes sur le Plateau Vivarais-Lignon est assez bien connue, s’agissant de leurs effectifs, la réponse à la question : combien étaient-ils ? reste encore imprécise, 80 ans après. Selon les sources (certains maquis sont moins documentés que d’autres) et les périodes, les chiffres varient de quelque 20021 à peut-être 400, voire davantage ?…

En tout état de cause, entre 1943 et 1944, on sait que les maquis ont tous connu une véritable crise de croissance et une activité accrue22. Ils se sont renforcés au point qu’une motion23 adressée par l’ensemble de la résistance armée de l’Yssingelais au Comité Français de Libération Nationale d’Alger, le 12 avril 1944, mentionne le chiffre de près de 1000 maquisards en vue de justifier sa demande pressante d’envoi d’armes et de matériel ainsi que d’une aide financière24 qui, souvent parachutée, ne sera effective qu’à l’été 44.

En effet, à la recherche de quoi ravitailler ses maquisards, la Résistance effectue des saisies de cartes d’alimentation dans les mairies et de stocks de nourriture dans les fermes, les moulins, les boulangeries, épiceries et débits de tabac.

Les maquis font aussi de la propagande anti vichyste et antinazie et parfois sabotent les entreprises travaillant sous contrôle allemand, comme, par exemple, la destruction de la laiterie de St Agrève, le 22 novembre 1943, à une dizaine de km d’ici.

Les FTPF25, organisés en petites unités très mobiles, se déplaçant entre Ardèche et Haute-Loire, pratiquent des actions de guérilla, faites de coups de main ciblés contre les mairies et les postes, des gendarmeries et même des garnisons allemandes, pour se procurer les armes et l’essence qui leur font souvent défaut.

Ils mettent sur pied également des expéditions punitives contre des collabo­rateurs notoires ou des dénonciateurs pétainistes telle que l’exécution du policier Léopold Praly, le 6 août 1943, à l’hôtel des Acacias, situé en face de la petite gare du Chambon-sur-Lignon. Ils attaquent également la garnison allemande de Brioude le 21 juin 194426...

De mai 1943 à l’été 1944  la résistance armée mène ainsi plusieurs dizaines d’actions qui créent un climat d’insécurité chez l’occupant et ses collaborateurs : 84 actions de la Résistance ont pu être recensées pendant cette pé­riode en Haute-Loire.

Devant le développement des maquis combattants, la population éprouve des sentiments mêlés : une hostilité aux destructions et vols « patriotiques », une sourde inquiétude en raison de la peur des représailles, mais aussi une sympathie envers ces « gens du maquis » qui supportent la faim, le froid, l’éloignement de leur famille, et risquent leur vie pour libérer le pays.

Par exemple, à Villelonge, où nous serons tout à l’heure, les rapports entre la population et les jeunes maquisards sont généralement bons, voire très bons. Des liens de complicité, d’entraide matérielle se tissent avec les fermes Durand et Besset, la famille Layes, le maire Bouix, aux Chazallets, avec aussi Edmée Debard (qui, elle-même, entrera en résistance active et deviendra madame Coutarel en épousant un maquisard de Villelonge). Emile Valla le boulanger du hameau, et le pasteur d’origine suisse, Daniel Curtet, installé à Fay-le-Froid, apportent leur soutien actif.

Au début de l’année 1944, face à la croissance des maquis et la montée en puissance de leur capacité d’action, leur répression par les forces militaires et policières de l’occupant nazi et de Vichy va se radicaliser, ici comme ailleurs. Ce qui n’empêchera pas les forces maquisardes locales de prendre part aux combats finals de l’été 44. Leurs morts s’ajouteront au bilan humain de la Libération.

 

III  La répression de la montagne -maquis -le com­bat final pour la libération et son bilan humain

Alors que l’Allemagne nazie accumule les défaites et les replis sur le front de l’Est devant l’offensive soviétique ; que les armées alliées préparent leur débarquement sur les côtes normandes et progressent en Italie ; que le régime de Vichy, de plus en plus isolé et rejeté par l’opinion27,redoute désormais une défaite allemande qui signifierait sa propre chute, la résistance armée est organisée et de plus en plus active .

La répression va donc s’accentuer partout en France en 1943 et surtout 1944. Violente et sans merci, méthodique et opiniâtre, celle-ci atteint son paroxysme sur le Plateau Vivarais-Lignon dans les premiers mois de l’année 1944.

Miliciens, gestapistes, GMR (Groupe Mobile de Réserve) et soldats allemands frappent indifféremment maquisards et population civile. Une vague d’arrestations, de déportations et d’exécutions sommaires touche la Haute-Loire et l’Ardèche.

Son objectif est d’anéantir les maquis dont l’action affaiblit le régime de Vichy et menacent les arrières de l’occupant nazi. Il s’agit aussi de terroriser les populations pour les dissuader de venir en aide aux « gens du maquis ».

Aux limites de l’Ardèche et de la Haute-Loire, le Plateau Vivarais-Lignon, relativement éloigné des centres urbains et des grands axes de circulation, couvert de bois de conifères, est situé à mille mètres d’altitude. Le relief y est parfois escarpé, le climat rude avec des hivers longs et enneigés le coupant du reste du monde pendant plusieurs semaines. Ce qui semble constituer une limite naturelle à d’éventuelles opérations policières et militaires. Pourtant, la répression qui s’abat sur la montagne-maquis dans l’hiver, au printemps et au début de juillet 1944 (les 5/6 juillet au moment de la bataille du Cheylard), va démentir douloureusement l’idée que ce petit pays reculé leur serait difficilement accessible.

La répression de la montagne maquis

 

Les 16 et 17 janvier 1944 a lieu l’arrestation de 14 jeunes maquisards de l’AS « Zinnia » dans les hameaux des Brus, Champagne et Villelonge au cours d’une importante opération de ratissage effectuée par les GMR (Groupes mobiles de Réserve) « Auvergne » et « Forez » venus de Saint-Étienne .

Le 19 avril 1944, des éléments de la milice de Saint-Étienne  accompagnés de soldats allemands de la garnison du Puy font une incursion dans la région d’Araules et du Lizieux. Ils y arrêtent cinq personnes.

Le 22 avril 1944, une nouvelle incursion de la milice et de la gendarmerie allemande a lieu aux alentours du massif forestier du Meygal : Trois fermes sont incendiées à la Champ-des-Cayres dans la région de Saint-Jeures et 5 maquisards FTPF MOI sont massacrés ; notamment au lieu-dit “Chièze“ près de Montbuzat, commune d’Araules, au pied du mont Lizieux. ainsi que 4 agriculteurs. Des habitants du hameau de Chèze28 sont pris en otages. Ces événements dramatiques vont jeter la consternation dans la population du plateau et contribuer au rejet de Vichy et de l’occupant.

Cet épisode sanglant sera suivi d’un autre : le 2 mai, à Rochepaule, petite commune de la Haute Ardèche située aux limites du Velay et du Vivarais, entre Saint-Bonnet-le-Froid et Saint-Agrève, à 21 km du Chambon-sur-Lignon, une troupe de miliciens fortement armés donne l’assaut à un campement du maquis FTPF“Wodli“. Deux maquisards sont abattus et six sont faits prisonniers. Torturés et déportés au camp de concentration nazi de Dachau près de Munich, trois d’entre eux n’en reviendront pas.

Le 26 mai encore, aux Vastres ( près de Villelonge) le maquis AS « Zinnia » est de nouveau attaqué par les GMR qui procèdent à 20 arrestations ;

Enfin, on ne saurait oublier que les 5 et 6 juillet, en Haute Ardèche, Allemands et miliciens, partis de Valence, en direction de la petite ville du Cheylard, à 25 km d’ici, mitraillent, bombardent et fusillent tout au long de leur trajet les populations civiles rencontrées, faisant de nombreuses victimes. Ils pillent et incendient des fermes en de multiples endroits29.

Cette répression30 qui frappe la montagne-maquis, d’Ouest en Est, en hiver et au printemps 1944, entraîne la dispersion des différents maquis et leur mise en sommeil momentanée. Mais leur combativité n’en est pas réduite. Quelques semaines plus tard, ils vont sortir de l’ombre en juin 1944 au moment de l’insurrection nationale et de la bataille de France dont ils auront payé le prix du sang versé.

 

 

le combat final pour la libération de l’été 1944 31

et son bilan humain

 

Après un hiver et un printemps douloureux, la résistance armée locale, bien qu’elle ait été durement éprouvée à plusieurs reprises, participe aux combats finals de l’été 1944 qui libéreront la Haute-Loire, la Loire et l’Ardèche.

Elle va combattre contre l’armée allemande et ses forces supplétives : au Mont Mouchet (10-12 juin 1944) en bordure des départements de la Haute-Loire et de la Lozère et non loin du Cantal ; au Cheylard (5 et 6 juillet 1944)32, en Ardèche vivaraise ;

Enfin, les maquisards du Plateau , sous la bannière commune des FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) prennent part aux affrontements du Puy-en-Velay et d’Estivareilles, entre le 19 et le 22 août 1944, décisifs pour la libération des départements de la Haute-Loire et de la Loire  et de leurs préfectures, le Puy-en-Velay et Saint-Étienne33.

Selon une liste établie par Madame Marianne Fayol, assistante sociale des maquis FFI, 81 maquisards originaires de la région (ou non), français ou immigrés, ont été tués au combat ou fusillés par l’ennemi.

Cette montagne-maquis que je viens d’évoquer à grands traits, en fonction du temps qui m’était accordé, aura été, tardivement, mais abondamment, aidée par 35 parachutages alliés durant l’été 44. (Jean-Pierre Verroul et Alice Mongour Henry nous en parleront tout à l’heure sur le plateau de Villelonge). Ce Plateau, aura été, de même que les prairies de Devesset à 10 km d’ici, un haut lieu de cette aide aéroportée Anglo-Américaine, tant attendue, venue d’Angleterre ou d’Alger

 

La fin de la guerre et la « juste mémoire » (Paul Ricoeur) de la montagne-maquis

 

Une fois la libération acquise et le régime de Vichy abattu, à l’exception de ceux qui, veulent poursuivre la guerre jusqu’à la libération totale du territoire français et capitulation de l’Allemagne nazie et s’enrôlent dans les armées régulières de la 2e DB du général Leclerc et de la 1ere DB du général De Lattre de Tassigny, la plupart des résistants armés déposent les armes et rentrent chez eux.

L’historien britannique Robert Gildea34, souligne que beaucoup de FFI, épuisés par le combat clandestin et la bataille de France de l’été 44, n’aspiraient qu’à reprendre une vie normale. Ils acceptèrent donc l’offre de démobilisation et ne participèrent pas aux combats de la nouvelle armée française jusqu’en Allemagne.

Ils reprennent le cours d’une existence normale où les traces physiques, psychologiques et matérielles de la période de la guerre et de l’occupation, notamment les rationnements, sont visibles et le resteront encore pendant les années de reconstruction de l’immédiat après-guerre.

Le soulagement enthousiaste et le large consensus qui marquent la Libération de la France et la victoire totale sur l’Allemagne nazie seront de courte durée.

Non seulement toutes les plaies et les déchirements, les trahisons, les trafics et les crimes de la période antérieure ne sont pas oubliés, (ils donneront lieu à une épuration d’abord sommaire dès la fin de l’été 1944 puis administrative et judiciaires souvent bâclée35), mais encore, les divisions politiques et idéologiques d’avant-guerre ne tardent pas à resurgir. Mises en sourdine durant l’engagement résistant commun, ces divisions réapparaissent au grand jour dès les débuts de la IVe République.

Les affrontements politiques et sociaux qui ponctueront les « 30 glorieuses » (1945-1975) auront pour toile de fond la guerre froide entre les blocs Est-Ouest à partir des années 1946-1947.

Le Conseil de la Résistance (CNR) comme l’union nationale qui portait son programme « Les jours heureux », n’y survivront pas.

Les valeurs patriotiques et unificatrices, libératrices et refondatrices, qui animaient la résistance combattante passent au second plan. Pour ses acteurs survivants, même si un « résistancialisme 36» gaulliste et communiste entretient son souvenir à des fins partisanes, un autre combat commence : celui de sa reconnaissance.

Ici, sur ce plateau Vivarais-Lignon, le monument de Montbuzat, qui commémore le massacre de Chièze, inauguré dès le 22 avril 1945, un an après la tragédie, et, en 2002, la stèle érigée à Villelonge en l’honneur de Pierre Piton, évoquant l’accueil des réfugiés juifs, des réfractaires au STO et des résistants armés, montrent qu’à l’inverse de « la montagne-refuge », fortement médiatisée et documentée depuis les années 1980, « la montagne-maquis » connaîtra, elle, sinon l’oubli, du moins « le trop peu de mémoire ».

Elle réclamera donc « une juste mémoire » (Paul Ricoeur), dans l’après-guerre et jusqu’au début de ce 21e siècle où paraîtront les premières études de fond sur la montagne-maquis.

 

QUELQUES SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES

pour en savoir plus

 

On peut consulter les ouvrages généraux de : Alya Aglan : « Le temps de la résistance » chez Actes Sud Sciences humaines 2008 ; Laurent Douzou : « La résistance française : une histoire périlleuse » aux éditions du Seuil 2010 ; Stéphane Simonnet : « Maquis et Maquisards la Résistance en armes 1942-1944 » éditeur Belin 2015;de Fabrice Grenard : « Ils ont pris le maquis » éditeur Tallandier/Ministère des armées 2022 ; S’agissant de l’histoire de la résistance locale : les actes du colloque de 1990 sous la direction de Pierre Bolle : « Le Plateau Vivarais-Lignon Accueil et Résistance 1939-1944 ;deux mémorialistes résistants : Pierre Fayol qui a écrit «  Le Chambon/Lignon sous l’occupation » (1990) ; Alfred Roger Coutarel, auteur d’un « Itinéraire d’un résistant des Cévennes à la libération »(2004) ; Cinq historiens : le pionnier en la matière, Gérard Bollon qui a publié des « Aperçus sur la résistance armée dans l’Yssingelais (1940-1945) dans les Cahiers de la Haute-Loire (1997) ; à sa suite, Francois Boulet, connu pour ses travaux sur la résistance en montagne, notamment dans les Alpes françaises (thèse) et en Haute-Loire, a écrit une « Histoire de la montagne-refuge » (2008) et précédément « L’état d’esprit en Haute-Loire 1940-1944:des refuges aux maquis » (2003) ; Sylvain Bissonnier a soutenu en 2007 à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne une thèse de doctorat d’histoire contemporaine sur le thème «  Refuge, Résistance et Mémoire sur le plateau Vivarais-Lignon (1939-2007) ; Julien Ouguergouz a consacré un mémoire de master d’histoire contemporaine en 2009 au maquis FTPF Wodli intitulé « Le maquis Wodli, Résistance et oubli ».

Enfin, s’agissant de la partie vivaraise du Plateau, Louis- Frédéric Ducros a consacré en 1981 3 tomes aux « Montagnes ardéchoises dans la guerre (1939-1945) Contribution à l’histoire régionale » et Pierre Bonnaud a réalisé une synthèse au sujet de « L’Ardèche dans la guerre 1939-1945 » publiée en 2017.

Concernant le maquis FTP juif « André », on consultera la fiche biographique du Dictionnaire Le Maitron qui est consacrée à Joseph Bass (1908-1970) ainsi que sur le site internet cairn info un article intitulé « Joseph Bass » de Denise Siekierski paru dans la revue d’Histoire de la Shoah 2000/1 n°168 pages 140 à 174. Enfin, on signalera l’ouvrage de l’écrivain Hervé Le Tellier, intitulé « Le nom sur le mur » qui retrace l’itinéraire d’un jeune maquisard FTPF drômois mort au combat à 20 ans, le 23 août 1944, près de Grignan, André Chaix, paru au printemps 2024.

 

 

Annexe

Montagne-refuge versus montagne-maquis

Pour une « juste mémoire » de la « montagne-maquis »

 

Après la période de l’action, entre 1940 et 1945, qu’elle ait été celle de l’accueil et du sauvetage des réfugiés ou celle de la lutte armée résistante, le Plateau est entré dans la période de la mémoire ou des mémoires, de l’histoire ou des histoires, et de leur conflit plusieurs décennies durant.

 

Le Chambon /Lignon … oui, mais aussi le Plateau Vivarais-Lignon !

 

Comme on le sait, le nom du Chambon-sur-Lignon est connu en France et à l’étranger, comme celui d’un lieu où, pendant les années du régime de Vichy et de l’occupation allemande, on a sauvé de nombreux réfugiés, dont près de 2000 persécutés juifs37 . On sait beaucoup moins, voire pas du tout, qu’à cette action de sauvetage hors du commun, s’est ajoutée l’action de la résistance armée.

Celle d’inconnus, de gens venus d’ailleurs et de gens d’ici, qui ont pris part, peu ou prou, les armes à la main, à la libération de ce département, de cette région, de la France, durant l’été 1944.

Il est vrai aussi que, s’agissant de la seconde guerre mondiale, le village du Chambon-sur Lignon a longtemps seul attiré l’attention et qu’un mythe iconique a pris forme38 : celui du « village de 5000 habitants sauveur de 5000 juifs »39, d’un lieu d’élection du pacifisme et de la non-violence…

En juin 2013, il y a donc plus de 10 ans, l’ouverture du lieu de mémoire a sans doute contribué à élargir le point de vue de « la montagne-refuge» aux dimensions du Plateau Vivarais-Lignon avec ses 24 000 habitants dont ses 9000 protestants, ses 17 communes, ses 12 paroisses protestantes (dont l’Église Évangélique libre du Riou), ses communautés darbystes et catholiques… Mais encore, à « la montagne-maquis » quoiqu’en l’exposant timidement.

Le philosophe Paul Ricoeur (1913-2005), enseignant au Collège Cévenol entre 1945 et 1948, devenu familier du Chambon-sur-Lignon et du Plateau, avait adressé en 2002 aux acteurs ainsi qu’aux témoins des évènements de la Seconde guerre mondiale, ici, cette réflexion sur « le bon usage des blessures de la mémoire » :

« L’histoire du Plateau s’inscrit dans celle du milieu du XXe siècle, marquée par tant de destructions, d’exactions, d’atrocités de masse, mais aussi par tant d’actes extrêmes, mais aussi d’héroïsme ordinaire dont le Plateau en particulier abonde... »(sic)

Lui-même se disait toutefois troublé par « le trop de mémoire » et par « le trop d’oubli ailleurs ».Il plaidait pour une « juste mémoire »40.

En effet, Le Plateau a été mis continûment en évidence comme une terre d’accueil et de refuge pendant la Seconde guerre mondiale, au point que l’on a pu en parler comme d’une « petite Suisse » (l’historien François Boulet) voire d’un sanctuaire judéo protestant épargné par la guerre et par un génocide qui se passaient ailleurs .

 

La montagne -refuge, oui, mais aussi la montagne- maquis !

 

Pourtant, l’histoire de ce Plateau, où nous sommes, fut également « une histoire de bruit et de fureurs ». S‘il fut incontestablement, entre 1940 et 1945, surtout à partir de l’été 1942, une «Montagne-refuge» pour de nombreux persécutés juifs et non juifs, il fut aussi à partir de 1943 une terre de résistance armée, une « Montagne-maquis ».

De ce fait, celle-ci fut le théâtre, en 1944, d’une répression parfois féroce, un lieu de parachutages alliés et d’actions violentes contribuant à la libération de la Haute-Loire et du territoire français.

80 ans après, la plupart des acteurs et des témoins de cette période ne sont plus. Restent les mémorialistes et les historiens qui s’efforcent de restituer et de transmettre la mémoire et la vérité d’un passé où l’on a résisté à l’inacceptable aussi bien avec les « armes de l’esprit » qu’avec les armes à la main.

Beaucoup ont pu constater, comme l’a écrit Patrick Cabanel41, qu ‘« une mémoire, et donc une lecture de l’histoire l’a emporté de manière trop univoque sur le Plateau. Celle de la résistance non-violente autour de la figure emblématique du pasteur Trocmé. Du coup, tout autre forme de résistance, à commencer par celle des maquis, pourtant, on l’a vu, fort présents dans la région, s’est trouvée dévaluée au grand agacement des porteurs de la mémoire maquisarde et de ceux qui estiment que la non -violence militante de quelques-uns ne suffit pas à expliquer, à elle seule, la réussite de la montagne-refuge pour plusieurs centaines de persécutés juifs » (sic).

Autrement dit, il fallait non seulement accueillir, cacher et protéger, mais aussi libérer !

Les actes du colloque de 1990 sous la direction du professeur Pierre Bolle, publiés par la SHM en 1992, puis l’« Histoire de La Montagne - refuge » de François Boulet en 2008, enfin « Le carnet n°3 du Lieu de Mémoire du Chambon/Lignon en 2019, ont déplacé et renouvelé à la fois notre regard sur la mémoire et l’histoire du plateau Vivarais-Lignon.

Ces témoignages, études, écrits n’ont plus tourné uniquement leur point de vue vers les persécutés et leurs anges gardiens42, mais également vers ceux qui, opposants et réfractaires à la politique du gouvernement de Vichy, ont résisté les armes à la main dans les maquis pour libérer le Plateau, la Haute-Loire, l’Ardèche, la Loire et la France.

Les publications que je viens d’évoquer (et bien d’autres encore43) en retraçant les différentes formes de résistance qui se sont développés ici entre 1940 et 1944 ont contribué à montrer que s’il y a eu une « montagne-refuge », il y eut aussi une « montagne-maquis » : autrement dit, pour parler comme Pierre Fayol44, « deux Chambon »… ou deux Plateaux, deux montagnes : l’une pacifiste et protectrice, l’autre combattante et libératrice qu’un conflit de mémoire a longtemps opposé.

 

«  Deux Chambon » (Pierre Fayol) et deux Plateaux ?

 

La médiatisation -parfois tapageuse- d’une prétendue « petite Suisse » exclusivement non-violente, accueillante aux proscrits et aux persécutés, une muséographie plaçant la résistance armée dans l’ombre d’une fin de parcours mémoriel, aura pu leurrer sur la réalité globale45 de la période de la seconde guerre mondiale telle qu’elle s’est déroulée ici.

En fait, Le Plateau aura connu dans les mêmes lieux et en même temps, les actions non violentes de sauvetage et celles de la résistance armée, deux formes de résistances dont les motivations ont été diverses : spirituelles, morales, humanitaires, politiques, économiques ou patriotiques.

Il y eut des maquisards de différentes sensibilités et obédiences, ainsi que des agents du renseignement allié et gaulliste (SOE/OSS/BCRA),

Il y eut également des arrestations ; une rafle réussie (celle de la Maison des Roches du 29 juin 1943) ; les exécutions d’un policier vichyste (l’inspecteur Praly au Chambon au début d’août 1943 et, en 1944, de deux jeunes miliciens46 ; enfin, une répression féroce contre des combattants du maquis et des habitants du Plateau en avril 1944.

Ici, comme ailleurs, il y eut enfin une majorité de spectateurs de leur propre histoire, fatalistes et attentistes, soutenant parfois le régime de vichy en place ou courbant l’échine, se voulant indifférents à tout sauf à leur propre sort. Certains même, ont profité des circonstances pour s’enrichir du malheur des autres et de leur pays, notamment en pratiquant un accueil lucratif, le marché noir47 ou la collaboration économique avec l’occupant…

Ce qui, soit dit en passant, écorne sinon réduit à néant le mythe « résistancialiste »48 selon lequel tous les Français auraient, unanimement et naturellement, résisté, d’une manière ou d’une autre, depuis le début de la seconde guerre mondiale.

Aujourd’hui, le conflit de mémoire qui opposait les deux Chambon, les deux Plateaux, les deux montagnes, s’est apaisé. Désormais un consensus mémoriel autorise à dire que, finalement, du châtaignier au sapin, autrement dit, de l’Ardèche vivaraise au plateau vellave, les « armes de l’esprit » et celle de la liberté se sont juxtaposées ou mêlées pour le bien des hommes et de leur patrie.

Au demeurant, à Villelonge, dans ce lieu de mémoire à ciel ouvert, on aura sans doute remarqué un témoin de pierre qui depuis juillet 2002 attire l’attention du passant à l’entrée de ce hameau d’une vingtaine de maisons situé à quelques kilomètres du Chambon-sur-Lignon.

Une formule lapidaire et saisissante est gravée sur la stèle érigée en 2002 par la SHM  en souvenir de Pierre Piton, à la fois sauveteur, passeur de persécutés juifs vers la Suisse, enfin maquisard lui-même.

Ici chaque ferme a caché Au moins un juif, un réfractaire au STO, un résistant » 
 

Celle-ci rend un hommage égal à la montagne-refuge et à la montagne-maquis. Mais encore, elle nous incite à « considérer la résistance comme un bloc, dans lequel se déclinent différentes formes d’engagements, de regroupements par affinités, qui ne peuvent être expliquées qu’à partir de ce constat que la résistance est une i».

En ce sens que le premier but qu’elle se donnait : libérer la France de l’occupant nazi et abattre le régime de Vichy, conduisait à transcender les clivages politiques, sociaux et religieux, au moins jusqu’à ce qu’il fût atteint.

L’immédiat après-guerre mettra en évidence que la priorité donnée au combat clandestin contre l’occupant et le régime de Vichy avait mis entre parenthèses la diversité de la Résistance et une différence de fond entre résistants. Entre, par exemple, un résistant communiste et un résistant gaulliste quant à la société et au monde souhaité après la guerre.

Deux visions antagonistes, qui expliquaient la diversité de la résistance dès ses commencements, réapparaîtront au grand jour.

Cela, malgré l’unanimité des signataires du programme du CNR en mars 1944 qui devait reconstruire la France en la refondant…

80 ans ont passé. Mais, à regarder le monde et la France tels qu’ils sont et comme ils vont aujourd’hui, il n’est pas douteux qu’il faille toujours parler de l’occupation, de la collaboration, du fascisme et du rejet de l’autre jusqu’à sa destruction... et des hommes et des femmes de toutes origines et dans tous les pays qui, comme le disait Simone Veil en 2005, sont capables du meilleur » (sic) …

De tous les âges aussi, comme le montre l’initiative de ces jeunes gens de l’Ecole Nouvelle Cévenole, qui, le 10 août 1942, remettaient devant ce temple un texte de protestation et de résistance civile au représentant officiel d’un gouvernement qui collaborait à un crime contre l’humanité, à un génocide…

Ils montraient ainsi, comme l’affirmait le pasteur Henri Manen, aumônier au Camp des Milles d’Aix-en-Provence, que, face à l’inacceptable, « chacun peut réagir, chacun peut résister, chacun à sa manière », avec les armes de l’esprit ou avec celles de la résistance combattante.

1La documentation française, histoire - documentation photographique novembre/décembre 2017 : La France défaite 1940-1945 Alya Aglan page15, «  les trois temps de la résistance »

2 « Au commencement de la Résistance Du côté du musée de l’Homme 1940-1941 » Julien Blanc éditeur La librairie du XXI e siècle 2010

3 Laurent Douzou, » La résistance française : une histoire périlleuse » Seuil 2010

4 Désignée sous le nom de code « opération Torch » par les alliés.

5 le catalogue de l’exposition 2024 « le Chambon en cartes postales » dans lequel sont présentées les infrastructures d’hébergement et de restauration dont disposait le Chambon/Lignon dans la première moitié du XXe siècle.

6 Cette organisation est reproduite dans un dossier consacré à l’état-major départemental du MUR de la Haute-Loire dans le fonds GR19P du Service Historique d e la Défense ( SHD) sous la cote 19P43/2.

7 Cette organisation, qui se dissoudra après la guerre n’a rien à voir avec le parti politique d’extrême droite, le FN, créé par de la famille Le Pen en 1977. Le FN comprend des hommes et des femmes venus de tous les horizons, sans distinction de religion, d’origine ethnique ou de classe, pourvu qu’ils combattent l’occupant nazi et ses collaborateurs pour « la liberté et l’indépendance de la France ». C’est Jacques Duclos, chef du PCF clandestin, qui charge Madeleine Braun née Weill (1907-1980), juive résistante et communiste,de le créer en zone sud,

8 Le recensement de 1936

9 Par exemple, les Pignes ou « le poulailler » (commune de Mars) et le Suchas ( commune des Vastres).

10 On peut y ajouter l’axe constitué par la vallée de la jeune Loire traversée par la RN 88 et la voie ferrée qui relie le Puy-en-Velay à Saint-Etienne et Lyon.

11 «Histoire de La Montagne refuge » François Boulet page 255 éditions du Roure 2008

12 Page 186 dans «  Les résistances sur le Plateau Vivarais-Lignon »  collectif paru aux Editions du Roure 2005.

13 Le camp Wodli a été reconnu comme unité combattante des Forces françaises de l'intérieur (F.F.I.) par l'État-Major de la subdivision Loire, le 31 mars 1950.

14 Ils en constituent le noyau originel, en mars 1943, dans la haute vallée de l'Allier : Albert Bollon, Paul Drevet et son fils Alexandre, Pierre Fournel, Jacques Fournier, Alain Joubert, Paul Linossier, Leyser Nusbaum et Camille Pradet. Six d’entre eux font partie des classes nées en 1920-21-22 requis par le S.T.O.

15 Electricien, natif de la petite ville minière et industrielle de la Ricamarie (Loire), il est devenu un chambonnais d’adoption dans les dernières années d’une vie de résistance et de combat politique qui s’achève en octobre 2013 à Firminy, petite ville industrielle de la vallée de l’Ondaine, près de Saint-Etienne, dont il avait été successivement ou en même temps, le conseiller général (1962) le maire communiste durant 21 ans.(de 1971 à 1992) et le député à plusieurs reprises entre 1962 et 1993.

16 Le mémoire de master d’histoire que lui a consacré Julien Ouguergouz en 2009.

17 Page 283 dans le chapitre qu’il consacre à "la libération de la Montagne“ dans «  La montagne refuge » (opus cité)

18 non seulement Vichy avait décrété deux statuts des juifs, en 1940 et 1941, les excluant de la communauté française mais encore collaborait à « la solution finale » nazie  en participant à partir de 1942, aux rafles et aux déportations vers des camps de concentration et d’extermination mis en place à l’Est de l’Europe.

19 Joseph Bass, aidé de Denise Caraco (Colibri), sa compagne Madeleine Rocca (Mickey), Léon PoliakovOswald et Léa Bardone, propriétaires du Café de la Belote à La Ricamarie, décide de prendre une part active dans le sauvetage des Juifs de la région : fabrication de faux papiers, convoyage et mise à l'abri de Juifs et aide sociale. Il se procure quelques revolvers qu’il achète « dans un faubourg de Saint-Etienne, La Ricamarie » (sic)

20 « L’Ardèche dans la guerre 1939-1945 » Pierre Bonnaud éditions De Borée 2017 pages 310-311.

21 « Les résistances sur le plateau Vivarais-Lignon 1938-1945 » collectif – éditions du Roure page 186 - les effectifs des 14 maquis Zinnia AS de l’yssingelais varient de 63 maquisards en juillet 1943 pour atteindre 177 en novembre 1943,

22 Par exemple, l’effectif de la compagnie YP compte une trentaine de jeunes maquisards cantonnés dans deux fermes à proximité de Villelonge : 22 hommes à la ferme des Suchas (à 2 km de Villelonge en allant vers les Chazallets) et 7 hommes à la ferme des Pignes, dite aussi « le Poulailler » (à 1km de Villelonge en allant vers l’Est) en Ardèche. Leur responsable, Raoul Le Boulicaut ( dit Bob), peut compter aussi sur 45 autres résistants résidant chez eux et pouvant se rendre disponibles en cas de besoin. Il va également proposer à d’autres jeunes gens de venir aider au ramassage des containers,

23, Le texte de cette motion est reproduite dans les annexes du livre de souvenirs de Pierre Fayol à la page 28.Opus cité en note 24.

24 Le Chambon/- sur - Lignon sous l’occupation les résistance locales, l’aide interalliée, l’action de Virginia Hall (OSS) «» par Pierre Fayol Documents annexes page 28 – éditeur L'Harmattan 1990

25 « Les Boutières en histoire » n°13 2020 Editions Dolmazon un exemple de maquis FTPF ardéchois : le maquis Sampaix – article de Christian Disandro à propos de Robert-Jean Disandro « christian » maquisard du groupe Sampaix en Haute – Ardèche.

26 La préparation et le déroulement cette attaque contre la garnison allemande de Brioude est relatée dans le mémoire de master (2009) de Julien Ouguergouz aux pages 90 et suivantes.

27 « Létat d’esprit en Haute-Loire 1940-1944 : Des refuges aux maquis » François Boulet Cahiers de la Haute-Loire /SHM 2003

28 D’après le témoignage recueillie auprès de Madame Rousset, alors âgée de 15 ans. aujourd’hui décédée.

29 « L’Ardèche dans la guerre 1939-1945 » Pierre Bonnaud éditions De Borée 2017

30 Des stèles, des monuments funéraires retracent l’itinéraire de cette répression violente sur le Plateau. Vivarais-Lignon, d’ Ouest en Est, au printemps 1944.)

31« les combats de la libération : du Cheylard à Estivareilles » conférence de Sylvain Bissonnier, docteur en histoire et directeur de l’ONACVG de la Loire, donnée à la salle des Brecht le 22 août 2024.

32 » La bataille du Cheylard 5-6 juillet 1944 «  Bruno Chaix - Revue « Les Boutières en histoire » N°7 2014 éditions du Roure pages 83-126 et N° 17 2024

33 Le Puy-en-Velay, la ville préfecture de la Haute-Loire, est libéré le 19 août, et surtout le 21 août 1944, à Estivareilles, la résistance unie obtient la reddition de la garnison allemande du Puy en retraite (commandée par le colonel Metger et le major Schmähling), remontant vers Saint-Etienne, Lyon et le nord de la France.

34 dans son livre «Comment sont-ils devenus résistants » (2017 édition Les Arènes)

35 « La non épuration 1943-1950 », Annie Lacroix-RIZ, 2e édition 2023 Dunod Poche

36 Ce néologisme de l’historien Henri Rousso qui veut dénoncer le mythe à usage politicien d’une France unanimement résistante de 1940 à 1945.

37 « Mais combien étaient-ils ? » Muriel Rosenberg éditeur Dolmazon 2021

38  « La fabrique d’un haut lieu Le Chambon/Lignon et le Plateau XIXe XXIe siècle » Patrick Cabanel éditions Dolmazon 2024

39 le livre de l’américain Philip Hallie «  Le sang des innocents » éditions Stockt 1980 et le film documentaire de Pierre Sauvage « Les armes de l’Esprit » sorti en France en 1992, après avoir été présenté au festival de Cannes en 1987.

40 De 1939 à 1944, le Chambon/Lignon et les villages alentours du Mazet Saint-Voy, Freycenet Saint-Jeures, Fay-sur-Lignon, Devesset, Tence, Saint-Agrève, deviennent une nouvelle terre d'asile pour les réfugiés et les maquisards. « Ici, persécutés, déshérités, réfugiés ont trouvé asile. Ici, juifs menacés de mort ont trouvé protection. Ici, maquisards et combattants de l'ombre ont trouvé abri. Cette terre d'asile est l'un de ces lieux où souffle l'esprit de résistance. Ce pays, qui a payé chèrement le prix de la liberté de conscience, a vu très tôt des femmes et des hommes se lever pour dire non. » (sic) ( Discours du président de la république française Jacques Chirac, le 8 juillet 2004 au Chambon-sur-Lignon.)

41 le compte rendu de lecture par Patrick Cabanel du livre collectif« les résistances sur le Plateau Vivarais-Lignon 1938-1945. Témoins, témoignages et lieux de mémoire «  2005 Editions du Roure Polignac - publié sur le site internet Persée.

42 L’expression est de l’historien Jacques Sémelin

43 « Refuge, Résistance et Mémoire sur le Plateau Vivarais-Lignon (1939-2007) » Sylvain Bissonnier thèse 2007 »

44 Pierre Fayol distingue « deux Chambon » : le Chambon terre d’asile apportant dès 1940 son aide silencieuse aux pourchassés ; le Chambon se préparant tout aussi discrètement deux ans plus tard à participer à la libération du territoire (sic) page 11 note préliminaire à ses mémoires citées dans la bibliographie.

45« Une autre histoire du Chambon-sur-Lignon août 1942-août 1943 » Christian Maillebouis autoédition 2023

46 Les mémoires d’Alfred Coutarel ( opus déjà cité) ainsi que page 12 du dossier réalisé par le Service éducatif du Lieu de Mémoire à l’occasion du Concours national de la résistance et de la déportation 2021/2022

47 Le témoignage d’un enfant juif caché, Jacques Stul, publié dans « Les Résistances sur le Plateau Vivarais-Lignon 1938-1945 » collectif paru aux éditions du Roure 2005. pages 90-93.

48 Le néologisme « résistancialisme » a été créé pat l’historien Henri Rousso en 1987 pour caractériser une vision consensuelle et légendaire de la résistance française dont l’usage politique marque les débuts de la 4e et de la 5e République.

i la préface du livre « Le temps de la résistance » d ’Alya Algan page 14, éditions Acte Sud 2008


les trois périodes d’« une morale en action » (Laurent Douzou)